ROAD BOOK

BP, Nice 1984

Richard Bellon, Renaud Layrac et Frédéric Pohl, tous trois élèves à la Villa Arson se rencontrent en 1981. Peu de temps après, ils décident de travailler ensemble. Cette collaboration artistique devient effective trois ans plus tard, lorsqu’ils exposent une première oeuvre commune intitulée Monochromes. Les trois panneaux de double vitrage qui forment cette pièce renferment chacun une même quantité d’huile pour moteur présentant des caractéristiques différentes. A partir de cette date, BP sera l’appellation générique sous laquelle les trois artistes apparaîtront. Evidemment, la collusion qui s’opère assez rapidement dans l’évolution du groupe entre un matériau industriel ( l’huile de vidange ), quelques accessoires s’y rattachant (fûts métalliques, glissières de sécurité, pompes à essence, etc.) et un sigle les unissant ne manque pas d’intéresser ne serait-ce que par une certaine supercherie évidente et déclinée sur le mode ludique. Dans un contexte parfaitement référencé, BP vaut également par l’ambivalence qu’il entretient avec l’enseigne de la multinationale British Petroleum, notamment en incluant régulièrement le logo BP dans son travail. BP intrigue encore par des contraintes très strictes qu’il s’est délibérément fixées pour investir le champ de l’art. Selon cette dialectique d’apparition, le groupe fait de ces deux lettres juxtaposées (B.P.), l’égal d’un manifeste artistique qu’il entend développer dans les règles de l’art. Aujourd’hui, même si la cellule BP s’est séparée d’un de ses membres (Richard Bellon a quitté le groupe depuis 1991), elle reste fidèle à son pari initial. Son vocabulaire plastique tourne plus que jamais autour des ingrédients industriels sur lesquels le groupe a bâti sa réputation. L’huile de vidange vue comme un substitut avantageux de la peinture recouvre des morceaux de tôles récupérés sur des automobiles accidentées ou sert à produire un écran sur des vitrines dans lesquelles sont présentés gyrophares et têtes de mannequins utilisées habituellement dans les tests d’accidentologie. A première vue, ses dernières oeuvres s’orientent plus ouvertement vers un fond dramatique, bien qu’elles gardent un lien formel étroit avec les précédentes, notamment dans le processus de création mis en place par le groupe.

L’artiste et le groupe

Cependant, avant de présenter plus en détail le mode de production de l’ « entreprise » BP, il serait bon de s’attarder sur la question du groupe, car s’il y a bien une question plus ou moins mal perçue dans le cadre des arts plastiques, c’est bien celle de la communauté de création entre plusieurs individus. Traditionnellement, en effet, l’artiste est considéré comme un monde à lui tout seul, fort du regard qu’il porte. L’amateur, de son côté, ne saurait aller contre cette nature tragique qui le dépasse, au mieux en a-t-il conscience comme d’une sorte de miroir qui lui montre un chemin dans sa propre nuit. Une odeur de sacrifice traîne dans cette vision à peine forcée du génie de l’artiste. En ce qui le concerne, ce dernier aurait mauvaise grâce à nier cet état de fait. Depuis qu’il s’est émancipé, qu’il est devenu un intellectuel à part entière, il est vu comme le moteur de l’évolution créatrice. Au carrefour des forces célestes et terrestres il marche sur les traces d’Héraclès. A l’opposé de cette image quelque peu classique de la figure de l’artiste et cependant toujours d’actualité, quel génie peut-on reconnaître à un groupe d’artistes ayant décidé de travailler ensemble à une même oeuvre sous un même nom? La réponse sera sans aucun doute circonstanciée. Il y a fort à parier que le groupe observé soit gratifié d’un regard distrait, au-delà de la validité de conjoncture qu’on voudra bien lui reconnaître – entendez par là, un certain à-propos pour flairer l’air du temps. Outre les objections énoncées plus haut allant dans le sens d’un individualisme forcené du créateur, la première raison de ce jugement visera à démontrer que deux personnalités travaillant de concert au même objectif ne peuvent que s’annuler. Suivant cette logique passablement empreinte de morale, il sera alors question au mieux d’une certaine forme de consensus inévitable dans le processus de création, au pire d’une sorte de trompe-l’oeil affreux en regard d’une véritable réflexion plastique.

Le groupe comme événement artistique

Or, depuis l’avènement du modernisme, cette idée de travail en commun dans laquelle s’inscrit BP a été périodiquement et ouvertement questionnée. Il serait bien présomptueux d’en faire ici un historique même sommaire, néanmoins pour mieux situer le propos, il est nécessaire d’en appeler à quelques exemples. Citons tout d’abord, une des plus célèbres collaborations entre deux artistes qui reste sans conteste celle de Braque et Picasso dans ce que l’histoire de l’art nomme « l’invention du cubisme ». Dans cette aventure purement plastique et si nous admettons ce terme d’invention, qui est en mesure de dire auquel des deux peintres revient la paternité du cubisme ? Les chercheurs s’interrogent toujours scrutant des oeuvres qui pourraient être attribuées indifféremment à l’un ou à l’autre. Pourquoi ne pas reconnaître ouvertement le moment privilégié, le moment indéterminable, l’événement d’une création sous le signe de la troisième personne, se construisant sur la base d’une réflexion faite de flux et de reflux entre les deux artistes? Observation similaire pour des épisodes artistiques comme ceux de Dada et de l’Internationale Situationniste, même si ces « collectifs » répondaient à des mots d’ordre à forte charge idéologique. Ici le côté individualiste et, conséquemment, sublime de l’artiste était mis à mal de manière péremptoire comme étant une survivance monstrueuse d’une culture bourgeoise. La création artistique s’orientait donc ouvertement vers un dialogue analytique sur sa propre pratique. Et dans les années 60 et 70, de Vienne à New York, ils sont nombreux à rallier cet énoncé critique à des titres différents et même si pour beaucoup d’entre eux cet « épisode communautaire » n’est qu’un intermède, voire une marche palière, dans le déroulement d’une carrière en solo des plus classiques.

Toutefois le groupe dans ses fondements même est à prendre comme le creuset de rencontres où se retrouvent des personnalités différentes qui toutes admettent percevoir une rupture dans l’ordre de la création au moment où elles souhaitent se rassembler pour constituer un pôle, une cellule. Et est-ce réellement un hasard si les artistes choisissent les moments de questionnements intenses sur le devenir de l’art pour se regrouper ? Aussi dcvrions-nous nous féliciter de savoir que les années 80 ont engendré nombre de couples ou de groupes d’artistes. Loin d’être l’aveu d’une frilosité créative de la part des artistes ou d’un tic dû à l’époque, ces rencontres devraient plutôt être abordées sous l’angle de la résistance face à une habitude ou une volonté conservatrice. De plus, loin d’être cette annulation évoquée plus haut, l’association artistique serait plus sûrement la promesse d’une accumulation construite autour d’une attitude réflexive où l’oeuvre primerait sur tout le reste. En ce qui concerne BP, par exemple, il serait parfaitement vain de vouloir reconnaître l’ascendant de tel membre du groupe sur l’autre à la vue d’une pièce et à ce jeu les artistes eux-mêmes ne seraient d’aucun secours, car sans véritablement se cacher, ils savent se retrancher derrière la raison morale que représente le groupe ; BP est garant de leur individualité.

Du chant du sigle

De ce point de vue, la pratique de BP est exemplaire, jusqu’au sigle que nous retrouvons régulièrement en tant que constituant de l’oeuvre au même titre que l’huile de vidange. Cette enseigne se présente telle une spirale. A une éxtrémité, elle est la marque commerciale que le monde entier connaît, à l’autre elle devient l’emblème hautement visible d’un groupe artistique dont les membres ne désirent pas apparaître en nom propre. Entre ces deux pôles, le sigle BP oscille entre le premier terme d’une analogie avec le monde industriel et l’élément décisif d’une simulation qui jongle avec l’imagerie mécaniste qu’alimente la firme pétrolière. Cette manière d’apparaître selon les termes d’une grossière imposture et de rattacher les oeuvres à un contexte surdéterminé, sans que cette opération les éclaire, a pour effet de faire tournoyer les pièces exposées sur elles-mêmes. Outre le fait qu’une telle démarche singe les méthodes qu’affectionne la publicité pour séduire (une marque, un produit reliés par une accroche astucieuse), elle rajoute à la charge subversive de l’oeuvre qui semble hésiter entre plusieurs apparences gouvernant son contenu. A ce titre, le fût aux armes de BP (la firme) monté sur un socle métallique qui fut présenté en 1988 au musée des Beaux-Arts de Tourcoing est exemplaire, car cette pièce possède à la fois les caractéristiques de l’objet promotionnel BP et celles d’une sculpture BP. Seule l’huile de vidange qui coule imperceptiblement le long des parois du socle nous incite à ranger cette pièce au rayon des oeuvres d’art.

Modernité et indice de viscosité

Qu’ il s’agisse des formes de l’art moderne ou d’une réalité extérieure à l’art, l’huile de vidange – huile de synthèse – est pour BP une sorte d’étalon. Comme l’économiste parle d’équivalent pétrole pour introduire un rapport entre deux valeurs, BP nomme Peinture à l’huile (1986), un tableau constitué d’une plaque de tôle sur laquelle coule indéfiniment de l’huile de vidange par l’entremise d’une pompe électrique. Par l’intermédiaire de l’huile, la peinture est interpellée à l’égal d’un cadavre – une sorte de tableau mazouté – qui se lit comme une profession de foi envers une forme d’expression qui n’offre plus de perspectives intéressantes. Après cet épisode vécu comme une impasse, BP entreprend d’explorer les données de la sculpture avec le même médium. Là encore, l’huile de vidange fait merveille avec ses qualités plastiques avérées (profondeur du noir, velouté et fluidité de sa consistance, ses propriétés de miroitement qui fascinent opposées à la présence de son odeur repoussante). Le regard se perd dans des jeux formels de contenants et de contenus et cherche à reconstruire les formes dispersées sous les voiles d’huile. Nombreuses sont les références aux recherches plastiques modernes : ici, le carré noir de Malévitch, là, une évocation de la colonne sans fin de Brancusi ou une autre colonne-fontaine intitulée Babel (1987) avec l’huile qui dégouline dans les cannelures d’une tôle ondulée prise entre deux fûts.

Par ailleurs, il est vrai que l’huile de vidange, au-delà de ses propriétés purement plastiques, s’avère être un matériau symboliquement très riche.

Il suffit d’introduire l’idée de rituel, par exemple, que BP explore dans ses dernières oeuvres pour entrevoir tout le parti à la fois emblématique et tragique qu’il est possible d’extraire de ce liquide de synthèse, autant dans son opposition à l’huile sacrificielle, symbole de pureté, que dans son détournement par rapport à une époque moderne où mécanisation, technicité performance sont des valeurs tutélaires.

Images génériques

Que ce soit par le choix de son sigle, par ses références formelles ou, plus prosaïquement, par le choix de ses matériaux dans l’univers industriel lié à l’automobile, BP a toujours utilisé la récupération comme mode de création. Cette récupération, BP en a toujours usé avec beaucoup de distanciation en proposant des décalages, selon le principe moderne qui veut que toute forme appartienne aujourd’hui à qui s’en saisit, et en sachant que l’art n’est plus ce périmètre premier où la forme s’élabore. Après les bidons accumulés, collectionnés introduisant une idée de parcours autant inutile qu’initiatique, après les tracés de circuits de Formule 1 découpés dans du métal et réduits à de pauvres mobiles, après le drapeau à damier de la compétition opérant comme un fond positif/négatif sur des images aisément identifiables, cette fois, BP semble s’engager dans une voie moins évidente tout en objectivant son sujet. Ces têtes de mannequins, ces gyrophares, s’ils participent de la même collection d’images génériques qu’utilise habituellement BP, ils possèdent une charge émotionnelle décuplée, leur mise en scène ensuite, loin de minorer cet effet, l’accentue.

BP comme double contrainte

Comme les membres de BP le confessent, ils ont tout misé sur un seul geste. Ils se sont donné un cadre étroit dans l’ordre de leur création pour mieux resserrer le lieu de passage que constitue le groupe. Aujourd’hui BP a dix ans d’existence et la conviction par rapport au statut de l’artiste occupe moins qu’aux premiers jours. Néanmoins, comme auparavant, ils ont l’un comme l’autre leur place dans l’atelier. Ils savent ce qu’ils doivent faire entre deux projets à discuter, où celui qui apporte la première idée doit convaincre l’autre de sa validité. Temps pour la discussion, temps pour la réflexion, chacun prend de la distance par rapport à ses goûts personnels, maîtrise sa pensée dans l’optique d’une collaboration sans faille, un échange réussi dont dépend la validité de l’oeuvre à venir. Au-delà de la première contrainte que représente le cadre étroit de leur travail plastique, il en existe une seconde qui est cette attention envers l’autre au sein du groupe, car en plus de l’oeuvre proprement dite qu’ils portent comme tout artiste, ils possèdent une autre entité à préserver, une sorte de personne morale : BP.

Hérvé Legros

Mai 1994

in catalogue BP, Galerie Louis Carré & Cie, 1994