Avec BP nous sommes en effet en pleine ambivalence mais toutes les ambivalences ont leurs limites. Les trois jeunes gens qui se cachent sous le signe de la British Petroleum doivent bien s’amuser. Ils en ont parfaitement le droit et c’est de leur age. Ces manipulateurs de l’objet et ces sculpteurs mécaniciens s’approprient les éléments du folklore industriel machiniste sans complexe comme l’ont fait avant eux leur aînés. On assiste ainsi à un véritable festival de l’objet trouvé : tout le nouveau réalisme y passe et aussi les Raynaud, les Christo, les Lavier : accumulations, objets piégés, monuments temporaires de fûts de pétrole, psycho-objets, coulées en bandes verticales à la Buren etc…etc…
Quand j’ai été en contact avec les premiers objets BP j’ai aussitôt pensé a une réédition minimaliste de Présence Panchounette ou encore à une contraction arbitraire du sigle BMPT. Cela m’a conforté dans ma vision théorique des objets-plus (l) : après les protagonistes, la piétaille mécanicienne. Ma première vision était superficielle . je ne voyais en fait que les limites objectives qui neutralisaient, l’ambiguïté du propos. Il a fallu toute l’énergie et l’obstination de mon ami Jacques Damase pour éliminer de mon cerveau les traces insistantes d’une persistance rétinienne et routinière .
J’ai fini par comprendre que l’ambiguïté coulait de source et se faisait donc très discrète. Elle coulait de source l’huile de vidange qui imprégnait chaque élément des diverses mises en situation objectives. Infiltration subtile mais omniprésente: A travers ces bidons, ces barils, ces tuyaux, ces pompes à essence, ces lampes à pétrole, ces guard-rails, c’est tout l’univers de l’or noir qui se débite dans la parfaite normalité de sa présence. Nous nous trouvons ainsi plongés brusquement sans que nous nous en soyons aperçus au coeur de la sensibilité post-moderne. Avec l’huile tout coule naturellement et sans contrainte.
Nous sommes convies par BP à une vraie vidange de la tête et du coeur. Le geste d’ appropriation d’un César, d’un Arman ou d’un Christo ou encore d’un Tinguely est assumé comme un fait d’évidence et c’est aussi avec le même naturel et la même assurance que BP procède aux diverses manipulations et mises en situation style Lavier.
La culture de BP est celle du présent permanent d’une sensibilité inter-acitve. L’appropriation du réel avait été le grand fait du Nouveau réalisme, l’ouverture possibiliste à l’inter-action, la préoccupation des mécanos-sculpteurs. BP à parfaitement assimilé ces deux modalités perceptives : il va de soi que le ”plus” dans l’objet est acquis d’emblée. C’est sa totale normalité qui justifie l’arbitraire de sa différence. Différence? Oui car il n’y a jamais une seule et unique façon “d’être là” pour les hommes comme pour les choses. Chaque positionnement, chaque option de placement créent une condition d’altérité. Le dialogue avec l’autre part du fétiche, l’objet-autre par excellence. L’huile de vidange se substitue ainsi à l’eau bénite ou à l’onguent du sorcier, il ne s’agit plus de faire accéder le produit industriel standard au statut d’oeuvre d’art. C’est l’oeuvre qui assure sa propre différence au sein d’une normalité globale.
Une telle vision de choses se vit au présent et se conjugue au conditionnel. Ces objets immanents pourraient être des Lavier, des Raynaud, des Christo, des Arman.. mais en fait ils ne le sont pas vraiment. D’abord parce qu’ils ont déjà été vus comme tels et cette notion de déjà vu gomme la référence. Un Arman ready-made, un Christo ready-made, un Lavier ready-made, c’est quelque chose de différent d’un Arman, d’un Christo ou d’un Lavier. Au delà de leur appropriation, de leur présentation, de leur manipulation, BP appelle ces objets à vivre leur seconde vie sans complexe. Ils n’ont plus besoin d être perçus comme des Arman, des Christo ou des Lavier pour être des objets différents : des bidons, des fûts, des pompes rebaptisées a l’huile de vidange.
BP se pose une question simple et fondamentale: quand on est un objet caractéristique du folklore dominant de la société industrielle, quand on est un bidon d’essence, comment peut-an faire pour en revenir à une normalité existentielle après les Arman, les Christo ou les Lavier ? Il faut les traiter au naturel dans le bain marie permanent de leur graisse de vidange. Devenus les réceptacles goguenards et discrets de l’énergie puisée au coeur de la terre, ils assument leur destin d’objets symboles qui se souviennent d’avoir été des objets-plus. Cette valeur “autre” que leur confère l’aspersion par l’huile des moteurs est celle de la solitude. Ces objets “autres” qui pourraient tout naturellement être des objets-plus sont avant tout des objets “seuls”, seuls comme le sont les objets de Raynaud, dont ils se rapprochent très significativement en esprit. On ne retrouve chez BP aucune spéculation sur le subtil vacillement des valeurs, aucune outrance dans la manipulation mécanicienne, un sens extrêmement exact de la présentation. Les objets BP se présentent, comme des archétypes simples qui se combinent et s’ordonnent en fonction d’une syntaxe structuraliste minimale. Quand un bidon huilé est posé sur son socle, le socle reste socle et le bidon reste bidon avec l’huile en plus.
Tout est là, le langage BP est un système clos qui baigne dans l’huile.
Pierre RESTANY
Paris, Juillet 1990.
(l) Pierre RESTANY, les Objets-Plus, Éditions de la Différence, Paris – 1989