BP. l’arbitraire du sigle

BP: ces deux lettres dont se désigne un groupe de trois jeunes art constituent une enseigne aussi ambivalente et paradoxale que la porte de Marcel Duchamp. Ce n’est plus tout a fait le sigle qui dénote la British pétroleum ce n’est pas davantage une abréviation de substitution choisie par goût du quiproquo et ce n’est pas encore le signifiant transparent qui subsumerait pour amateur un concept et une activité artistiques clairement identifiés. Ce n’est en somme à ce jour qu’un signe un statut flottant, une sorte de ready-made célibataire et qui, pris au pied de la lettre, emblématise le malentendu tout en annonçant la couleur : à défaut d’être pétrolifère, le champ dans lequel prospecte le groupe (ce substantif lui-même devient ambigu) BP est bien celui du pétrole et de sa culture technique qui lui fournissent arbitrairement son unique source d’énergie et d’inspiration.

Graisse, huiles de vidange plus ou moins usagées, solvants, fûts métalliques, pipe-line, derricks, pompes à essence, glissières de sécurité, etc… il n’est dans les pièces de BP aucun élément concret, aucune métaphore ni aucune idée qui n’appartienne ou ne renvoie à l’univers omniprésent de cette précieuse matière première. A l’instar de l’appropriation du nom qui les signe, tout leur lexique et toute leur iconographie procèdent de la récupération de ces objets industriels et de la mise en jeu du pétrole. La déclinaison pratique de ces moyens exclusifs vaudrait déjà en tant qu’éloge appliqué du mécanisme et du machinisme en art – la discipline de la contrainte portant la gratuité du sens comme l’aveugle le paralytique. Car ici nulle revendication écolo-consumériste ne vient fonder l’emploi du pétrole. A l’inverse, ce seraient plutôt les qualités sensibles (y compris olfactives) de ce fluide magique ou des objets qui lui sont liés que les oeuvres de BP s’attacheraient à dégager et à mettre en valeur au titre de la « beauté moderne ».

C’est par exemple du côté de l’imaginaire de l’or noir qu’on pourrait trouver la clé poétique d’Oil-line (Villa Arson 1986) – une glissière de sécurité partageant en longueur la galerie d’exposition selon deux moitiés égales à la manière d’une autoroute, mais disposée en pente douce, comme la gouttière d’un chercheur d’or, et où s’ écoule doucement le noir brillant d’une huile de vidange. Mais lorsque l’on constate que cette ligne d’huile, ce trait de couleur pure en mouvement, est avant tout une construction en acier et béton dont l’allure technique évoque également une rampe de lancement et dont le sommet correspond a l’altitude du point surplombant d’où on la découvre, force est de comprendre aussi cette oeuvre comme une sculpture qui mesure l’espace de son installation et en index Ies différentes qualités architecturales.

Par où l’on aperçoit que Ia dimension critique du travail de BP est ailleurs. Et cette critique doit s’entendre comme la mise à jour des conditions de possibilité de l’oeuvre d’art post-moderne. Elle s’actualise discrètement dans des dispositifs varies qui présentent ou font couler de l’huile – médium et métonymie radicale de la peinture, le plus souvent sous l’espèce d’un noir velouté et miroitant, couleur toujours recommencée, fraîche et fluide, tactile et intouchable. Des Trois monochromes (1984) où se reflète ironiquement l’ ultime butée picturale moderniste à Peinture à l’huile (1986) qui se repeint sous nos yeux à la façon d’un Morris Louis, en passant par le stéréotype de la ligne dessinée dans l’espace de serpent (1985) ou la superbe colonne-fontaine télescopique de Babe/ (1987) qui alterne des fûts (le mot s’impose doublement) dépeints au dissolvant et de fûts que repeint le glissement d’un voile d’huile, et ou le contenue englobe et recouvre le contenant, les travaux de BP multiplient les effets de miroir, les allusions, les références grands symboles du catalogue contemporain qu’ils réactivent sur un mode ludique.

Souvent récurrent dans ces pièces, le bidon, le fameux baril, dont l’usage paraît ici inévitable, remémore cependant Christo, Raynaud, Pagès, bossut, ou tant d’autres manipulateurs de cet objet universel. Mais la banalité du bidon, sa misère symbolique, ne gagne à ce jeu qu’une faible plus-value esthétique.Tout au plus trouve-t-il sa simple réalité sculpturale de volume indicateur de forme et d’espace. Sa fonction empirique est à peine perturbée et sa forme intacte n’accède jamais vraiment au stade géométrique de l’abstraction.

Ici réside la subtilité de BP qui préfère le petit décalage au détournement massif, la fausse tautologie aux prédications incongrues, le prélèvement et la citation à l’affirmation ostentatoire d’un langage ou d’un style. De même le mouvement silencieux de ces machines est-il quasi imperceptible. Le déplacement opéré vaut pour sa minceur, le glissement pour sa discrétion, sa lenteur. Le discours de Babel n’est plus qu’un chuchotement, l’humour distrait d’un chuintement d’huile dans des rouages secrets.

Texte de Christian Bernard, dans catalogue BP, galerie Jade, 1989