BP interview par Christian Bernard

Ils se sont rencontrés à Nice dans l’école de la Villa Arson. Ils ont décidé de travailler ensemble en 1984 alors qu’ils étaient en 3 ème année. Richard Bellon, Renaud Layrac et Frédéric Pohl sont toujours d’illustres inconnus mais le groupe qu’ils ont formé a vite acquis une étonnante notoriété. Leur nom, BP, était certes célèbre d’avance et ce n’est pas peu, en termes de communication. Mais les BP ont su déduire leurs objets de l’univers indexé par ce nom, d’une manière particulièrement séduisante, littérale et humoristique à la fois, tandis qu’ils offraient à l’art de leur temps un miroir limpide, symétriquement tautologique et ironique. Christian Bernard les a retrouvés cinq ans après leur première exposition en l986 à la Villa Arson.

Commençons par le commencement : d’où vient le groupe, son nom, son type de travail ?

Au départ, il y a l’idée que la peinture n’offrait plus de perspectives convaincantes ni pour nous ni en général. C’était l’époque ennuyeuse des figurations libres et autres. Il y a eu ensuite, mais c’est une conséquence du premier point, la volonté de sortir des anciens schémas de l’expression individuelle. D’où le projet de travailler collectivement. Il y avait aussi le désir de rester en prise avec notre environnement culturel réel, le rock, la ville, la société industrielle postcrise… Enfin le pari de tout miser sur un seul geste, sur une décision première. Le choix de notre nom, BP, situait notre intention dans la tradition de l’appropriation. Mais, pour la première fois, il s’agissait de détourner un nom de marque mondialement connu, pour en faire la signature d’un travail artistique « anonyme ». Mais ce geste serait resté gratuit si nous n’avions pas décidé d’en tirer toutes les conséquences en exploitant froidement les contraintes qu’il pouvait indiquer : nos matériaux et leur mise en oeuvre devraient désormais tous procéder exclusivement du domaine du pétrole, de l’automobile et, plus largement, du machinisme ainsi que de l’art d’attitude, d’objectivation et de simulation.

C’est cette décision initiale que j’ai nommée « l’arbitraire du sigle ». L’une de vos premières pièces, Trois monochromes (1984), consiste en trois doubles-vitres à l’intérieur desquelles vous avez coulé des huiles de moteur de couleurs différentes. Votre « méthode créative » est déjà nettement en place. Mais c’est en 1986, avec Peinture à l’huile, que vous complétez votre système en introduisant le paradigme du mouvement. Un mécanisme apparent permet en effet à l’huile

de vidange de ruisseler à la surface d’un tableau et d’y peindre en direct un film monochrome noir.

Cette pièce est importante pour nous malgré son aspect bricolé qui a pu induire des malentendus sur notre travail. Le fait d’y exhiber la machinerie nous intéressait surtout en tant que métaphore de la complexité pratique de la peinture et non pour l’esthétique du garagiste. Cette oeuvre aurait d’ailleurs pu être la dernière : c’étaient nos adieux à la peinture et aussi bien les adieux de la peinture, cette machine célibataire, ce tableau se peignant lui-même, mécaniquement, en temps réel, sous les yeux du regardeur et s’annulant dans le même mouvement – comme si la peinture disait elle-même et d’elle-même : « rideau ! »

C’est aussi avec cette pièce que vous commencez à inventorier les ressources plastiques de l’huile de vidange…

C’est vite devenu notre médium principal. Le reflet idéal de notre nom. L’huile de vidange est un matériau sale, malodorant, hors d’usage. Il nous plaisait d’en faire une matière « noble » et d’en valoriser les autres qualités sensibles : son beau noir brillant, souple et lourd à la fois. Le noir c’était le deuil de la peinture et la fin de la couleur: plus de problème de choix subjectif. L’huile, c’est ensuite un fluide insaisissable, infixable, attirant et repoussant. C’est comme une image de l’aura de l’œuvre d’art. Et puis, ce liquide opaque et lisse, étale ou ruisselant, offre un miroir mystérieux qui capte l’environnement, déstabilise l’espace et permet de jouer sur différents types d’illusion.

La beauté de ce fluide alliée à la pureté des formes que vous utilisez apporte à votre travail une indéniable dimension esthétique. C’est sur ce fond que vous pouvez greffer votre humour décapant ou vos références innombrables aux formes, manières et tics de l’art moderne et contemporain.

Notre travail n’a jamais nié le premier degré – la beauté du geste, la pureté de l’objet, l’émotion devant un carré noir, etc. – c’est notre culture. Notre appropriation est complète : elle récupère aussi bien le beau moderne que la réalité prosaïque des choses ou par exemple la simulation de l’art comme simulacre. Notre économie est celle d’une flegmatique répétition générale et les monochromes sont encore les chromos qui nous émeuvent le plus. C’est pourquoi certaines de nos pièces sont plus autonomes par rapport à l’art que d’autres qui en proposent un mime ironique volontairement plat. Nous montrerons prochainement des photographies.

Ne courez-vous pas le risque de revenir à une pratique figurative, à une simple image de votre travail et de son univers plastique ?

Non. Nos photographies impliquent un travail spécifique sur ce médium. En jouant, à travers l’archétype du damier, sur le basculement positif-négatif. Et puis le monde de l’art et celui de l’automobile font circuler autant d’images que d’objets réels. En outre, nous voulons intervenir dans tous les genres possibles. Notre système de production suppose des pratiques déclinables ou duplicables. La photo convient à ce besoin, de même qu’elle propose des images vraiment reproductibles, à la différence de beaucoup de nos travaux. Enfin, nos images photographiques sont comme des rébus qui nous ramènent à notre logique du sigle.

Interview par Christian Bernard, in Galerie Magazine n°37, Juin 1990