Sous le vocable BP se cache un groupe de trois jeunes artistes niçois qui apparaissent comme la nouvelle génération de la mythique École de Nice. La génération de 1960 avec Yves Klein, Arman et Martial Raysse participait au Nouveau Réalisme et s’appropriait l’objet industriel pour tenter de faire une apologie critique de notre civilisation d’une part, et opérer un dépassement de la problématique de l’art en supprimant la marge entre l’art et le monde d’autre part. Celle de 1970 faisait cohabiter la réflexion de Supports/Surfaces qui démontait les règles du jeu de la peinture, celles, de sa matérialité peinte et de son processus de fabrication, avec l’activité de ceux qui, comme Ben, s’appropriaient les mots et jouaient du langage pour démonter les mécanismes de l’art. Des Nouveaux Réalistes à Supports/Surfaces en passant par Fluxus, Nice a toujours favorisé et le travail de groupe et un certain art ludique et tonique libérant une ironie sans morbidité.
BP est à la fois l’héritier de ce passé proprement niçois et un des révélateurs d’une situation post-moderne. Ces jeunes artistes, ayant parfaitement assimilé les techniques et les problé- matiques de la contemporanéité la plus proche, se les approprient comme vocabulaire de base pour délimiter un territoire plein de clins d’oeil mais néanmoins hautement personnel dans lequel ils évoluent par décalages subtils d’où la poésie n’est pas exclue. BP, c’est d’abord un sigle qui marque l’effacement des individualités qui le composent, mais il n’a pas la violence polémique, ou encore moins politique, que pouvait avoir B.M.P.T., pas même le rôle d’affirmation d’un programme tel que celui du groupe I.F.P. (« Information, Fiction, Publicité »). Nulle trace de manifeste ou de parti pris. Ces deux initiales qui désignent pour tous une des sept grandes soeurs de l’industrie pétrolière – la British Petroleum – avec ses connotations de circulation tant industrielle que financière, sont le champ sémantique et formel, volontairement limité, dans lequel oeuvre le groupe BP.
Leur vocabulaire, à base d’objets récupérés – fûts métalliques, pipelines, derricks, lampes à pétrole, pompes à essence, glissières de sécurité – est celui des activités pétrolières. Sur ces dis- positifs, huiles de vidange ou solvants, jouant l’illusion du pétrole, viennent souvent créer
un miroir immobile ou en mouvement. Ces signes ont d’abord servi de base à une interrogation sur le sigle même : prenant en compte son identité par citation ou tautologie, ils s’en appro- priaient la réalité mystérieuse. De là, le vocabulaire s’est trouvé être à son tour interrogé et le travail formel est devenu plus métaphorique. Pour l’exemple, les Fontaines de BP fonctionnent à des niveaux différents et dont la richesse vient de ce que le spectateur les perçoit tous simultanément sans qu’un seul soit privilégié. Ainsi le terme de Fontaine évoque immédiatement Duchamp. Mais les Ready-made de BP sont, eux, légèrement rectifiés. Ce ne sont pas de simples gestes, mais surtout des métaphores. Métaphore du pétrole avec la mise en évidence des vecteurs de jaillissement ou des moyens de circulation du liquide précieux et, implicitement, de son équivalent monétaire. Mouvement perpétuel et anonyme. A travers ces dispositifs, transite également, par métonymie, une analyse de la peinture. L’huile s’anoblit. Cette matière veloutée et brillante, dense et translucide, attirante mais intouchable, agit comme un voile sombre d’une évidente beauté sensuelle. Sa réalité sale et malodorante s’efface au profit de l’or noir, fluide magique et même poétique. Quant aux barils, ils sont décapés et perdent ainsi leur statuts d’objets résiduels, pour en gagner un plus intemporel et plus esthétique (en cela BP est plus proche de l’héritage de Martial Raysse que de celui des autres Nouveaux Réalistes qui revendiquaient la notion d’éphémère et donc de mort et de finitude). Ils se présentent comme des totems honorant la peinture, puisque celle-ci (symbolisée par l’huile) les recouvre. Ce qui devrait être le contenu enrobe et dérobe en fait le contenant. C’est par ce genre de léger décalage que BP joue délibérément l’ambiguïté. Les effets de miroir interviennent à tous les niveaux et sont sujets d’illusions et d’allusions multiples : de Morris Louis dans Peinture à l’huile à Christo, J.-P. Raynaud, etc., dans bien d’autres travaux. Ils agissent (à la manière de la publicité) comme discours sur l’objet et comme objets eux- mêmes, au carrefour de la peinture, de la sculpture et de l’architecture. L ’utilisation et la maîtrise des techniques et objets du monde contemporain créent un flottement dans la signification de ces oeuvres. Mais ce serait un malentendu de penser qu’elles se présentent comme critique de la consommation ou de la technologie ; elles ne font que créer par glissements subtils, par subversion discrète, un territoire où l’imaginaire et la poésie se , condensent par le ralentissement du temps (ainsi le mouvement perpétuel des Fontaines) et la fixation de l’espace dans les miroirs d’huile brune. Ces procédés faits d’équivo- que, d’artifice et d’humour gratuit ne seraient-ils pas le dénominateur commun de l’École de Nice et d’un certain Post-modernisme ?
Laurence Debecque-Michel, Opus International N°109, 1988